Il y a plusieurs semaines, j’ai perdu mon téléphone, bêtement, sans doute dans un TGV… Sans grande valeur et sans souvenirs inédits en son sein, cette perte n’avait rien d’un drame. Mais ledit téléphone contenait un certain nombre de notes prises à la va-vite, en instantané, sans toujours de carnet sur lequel écrire. Des notes volées dans les rues, les bus, les trains. Des bribes de discussions ou de monologues dont je gardais des citations entières et dont le présent texte ne conserve qu’une vague atmosphère.
Les transports en commun, ce sont autant de petits mondes qui se meuvent, et dans ces mondes-là se reflète une belle part de notre société (oh pas toute, bien sûr : on se souvient de ces politiciens peinant à évaluer le prix d’un ticket de métro). La plupart du temps je n’y fais rien ou si peu. Je n’ai pas de musique dans mes oreilles, je n’écoute pas de podcast, et si je lis, c’est souvent distraitement. Je laisse traîner mes oreilles. Les bus, les métro, les trains de banlieue et régionaux laissent entendre beaucoup des détresses et des petites joies du quotidien. Ce sont celles-ci que je notais. En voilà une partie envolées, retournées à l’éphémère qu’elles n’ont jamais vraiment quitté.
Ce qu’on attrape au vol, ce sont parfois les échanges au téléphone : ce qu’il reste sur le compte en banque (pas beaucoup, pas assez), quand récupérer les enfants, est-ce que tu as pensé au rendez-vous. Ne t’inquiète pas, oui, je suis bientôt à la maison. Et puis les inquiétudes, les disputes. Les histoires d’amour adolescentes, ah ça oui, on en entend aux horaires où collégiens et lycéens les envahissent joyeusement – ou furieusement ! Celles et ceux qui fanfaronnent, un peu de cruauté aussi, les jugements sans compassion sur les camarades de classe qui me brûlent toujours lorsqu’ils me parviennent. Les amitiés pour toujours. Les discussions entre inconnus qui se dérident en parlant de leurs enfants, de leurs activités, de la météo (parfois, on le sait, c’est moins beau. Commentaires déplacés, harcèlement, insultes s’immiscent partout). Les yeux émerveillés des vieilles dames sur les tout-jeunes enfants (et mon sourire à moi lorsqu’elles parviennent à faire sourire un bébé triste, boudeur ou impatient).
Lorsqu’on entre dans le métro, dans le RER, parfois dans le bus plus tard, de nuit, l’ambiance est différente. Le silence règne plus fréquemment. Il est rompu, de temps à autre, par l’expression de personnes seules, dont il se dit qu’elles n’ont « plus toute leur tête ». Pourtant, elles ont des choses à dire. Derrière l’apparente incohérence (ainsi de cette dame qui parcourait une rue parisienne en criant « Clairière, clairière ! » et dont les mots m’avaient fait une forte impression) ou les flots d’insultes qui nous heurtent, des histoires apparaissent au gré des monologues. Je pense à cet homme assis à l’écart dans un RER tardif, criant douloureusement entre quelques vulgarités. Un morceau de vie confus se dessinait, dans lequel se dégageait un motif, lui, très clair : la prison.
7 ans à Fleury-Mérogis, oui, 7 ans. Pour en arriver là, oui.
Dans mes souvenirs de trains, ceux que la SNCF nomme TER, il y a aussi A. Originaire d’Albanie, après un bref passage dans l’armée il a quitté ce pays dans lequel il ne voyait aucun avenir pour rejoindre de la famille en Italie. Après quelques années sur place, la vie restant difficile et ne voulant pas être un poids, il s’est dirigé vers la France. Depuis, il bouge, souvent. Et à force, il a visité une bonne partie de nos villes ! Lorsque je l’ai rencontré, il était en Haute-Savoie, mais il prévoyait de repasser à Paris. Il m’avait demandé ce que je faisais, moi, dans la vie. J’avais parlé maladroitement de thèse à l’Université, et son admiration m’avait fait mal. Vous devez être très intelligente, disait-il. Que répondre à ça ? Que la réalité est plus cruelle ? Que j’ai croisé nombre de personnes tout aussi capables que moi, parfois plus sans doute, dont l’origine et les conditions de vie leur avaient interdit une telle trajectoire ? Que ce travail intellectuel n’a pour moi pas plus de valeur que tout autre ? Vaine argumentation, qui ne revient sans doute qu’à enfoncer le couteau dans la plaie, à rappeler l’absurdité. J’ai juste répondu, vaguement, que j’avais eu de la chance. J’ai laissé un numéro. Depuis j’ai perdu et mon téléphone, et mon numéro.
Plus proche encore dans mes souvenirs, un train normand en direction de Paris. Il est plein, je suis assise sur les sièges pliables entre deux wagons. On se serre, certaines personnes sont sur l’escalier. Pour une fois j’ai ouvert mon ordinateur — je dois répondre à des mails. Cet ordinateur est orné fièrement de deux autocollants qui datent de 2016, le premier d’Alternative Libertaire, le second de Solidaires étudiants contre la loi travail. Ce dernier, Femmes contre la Loi travail, reprend cette illustration bien connue (dont hélas je n’ai pas retrouvé l’autrice) de trois femmes combatives, dans la position « We can Do it ». Lorsque j’ouvre cet ordinateur dans le train, je repère parfois des regards surpris ou intrigués. Cette fois, c’est cet autocollant qui allait créer l’échange.
Une jeune femme noire est assise devant moi, elle observe, moi je suis plongée dans ce que j’écris. Je relève la tête quelques minutes en quête d’idées. Elle entame naturellement la discussion : quel est cet autocollant ? Qu’est-ce que je fais dans la vie ? Elle-même a arrêté de travailler un moment car elle a un enfant en bas âge, mais elle va reprendre des études, un BTS, même si ça va être difficile, me dit-elle. Elle aurait aimé faire des études, comme moi, regrette-t-elle. Plusieurs fois. Mais la famille, les enfants, les difficultés. Et de répéter le scénario : que répondre à ce désarroi, si ce n’est que je suis consciente de mon privilège et de l’injustice de la situation ? Si ce n’est que je crois profondément qu’elle réussira à reprendre ces études, à mener sa vie comme elle l’entend ? Peu avant de sortir du train, elle insiste : elle ne parle pas souvent comme ça, dans le train. C’est vraiment parce qu’il y avait cet autocollant, avec une femme noire au centre, déterminée.
Il est vrai que pour certaines personnes, la promiscuité de tels modes de transport est difficilement supportable. Pour les femmes encore davantage, car à l’éventuelle angoisse des autres se rajoute la probabilité d’être importunée, si ce n’est pire. Je crois cependant que les bus et autres trains locaux ne sont pas seulement ces espaces d’indifférence à l’autre, de non-assistance, voire de mise en danger. S’y jouent aussi les attentions du quotidien, pas de celles qui changent un monde, mais de celles qui le rendent un peu plus supportables. Les coups de main pour monter et descendre aux personnes en difficulté, les sièges cédés souvent avec empressement et avec le sourire, et ces petits moments d’intelligence collective, quand il s’agit de trouver vite et bien la meilleure solution pour décoincer une roue de poussette ou gérer la pluie intérieure due à une étrange condensation (ça c’est du vécu, se faire pleuvoir dessus tout un trajet).
Malgré la grisaille de certains matins, l’aigreur de certaines paroles, les incivilités de la route, je crois que tout ça, j’aime bien.
Très bel article Irène. Un condensé de moments de vie sincère et éclectique. <3
Merci 🖤
Les transports en commun sont une micro-société qui vit, on se croise, on capte des bouts de vie sans lendemain.
J’étais adepte des trains de nuits, tout un monde aussi
Waaah, l’histoire de la personne qui, selon ce qu’elle a dit, a été en prison, ça m’aurait bien remué… Je n’aurais pas passé un bon moment après. Celle de la dame noire avec qui tu as discuté, ça m’a touchée aussi.
Merci de nous avoir partagé tout ça. Je sais qu’aujourd’hui, je serai plus capable d’avoir ce genre de moments, mais avant, je me renfermais… Je t’aurais croisé, je ne t’aurais pas adressé la parole 😀 Tu as lu « Journal du dehors » d’Annie Ernaux ? Ce que tu dis m’évoque ce livre un peu, sans que ce soit identique.
Non je n’ai encore rien lu d’Annie Ernaux, c’est honteux ! Mais c’est au programme. Je parle pas si facilement que ça aux gens n’ont plus, par contre beaucoup de gens me parlent (je pense que j’ai beaucoup intégré le réflexe d’être souriante, avenante… même si parfois c’est un sourire un peu défensif. ). Mais en tout cas oui, souvent ça remue. Je n’ai mis qu’une phrase dont je me souviens bien de cette personne qui parlait dans le RER, mais je me souviens qu’il y a fait référence à de nombreuses reprises. C’était quelqu’un de 45 ou 50 ans je pense…
T’inquiètes, tu as le temps de la lire. (je pense qu’on est beaucoup à avoir intégré cette injonction au sourire…)
Le pauvre, j’espère qu’on s’occupe de lui 🙁
Comme toi, j’aime beaucoup laisser divaguer mon attention et surprendre des bribes de vies lors de mes trajets dans les transports en commun. J’aime essayer d’imaginer la vie des gens derrière ces échos de conversation, ces attitudes et ces comportements. Et si parfois l’échange se noue, ce sont toujours je trouve de petits moments un peu hors du temps et de l’espace, des petites bulles. Comme tu le dis si bien, on est parfois confronté à des situations pas facile, et j’ai parfois le cœur serré devant l’injustice de la vie : moi, avec tout mes privilèges et ma vie somme tout très confortable et mon interlocuteur, bien plus en difficulté. J’ai remarqué que certaines activités étaient plus propices que d’autres aux échanges : les activités manuelles (broderie, tricot,…) sont pour ça imparables ! En revanche, rien n’enferme moins que les écouteurs posés sur les oreilles, et c’est malheureusement le cas de plus en plus de voyageurs…
Merci pour ce beau texte et ces petits moments de vie. Belle fin de journée à toi et à bientôt.
Merci à toi pour ces mots ! Je comprends aussi les écouteurs sur les oreilles… Pour les femmes c’est souvent défensif. Pour d’autres personnes, c’est le moment de pause qui permet de trouver l’énergie pour le reste de la journée, dans des semaines intenses. Mais c’est agréable quand on sort un peu de ça 🙂
Très joli texte ! On sent qu’on pourrait pousser les questionnement plus loin, mais une partie des réponses y transparaît déjà… La crainte du harcèlement a souvent été présente et quand on y pense, cette peur nous empêche aussi de profiter de discussions positives avec ceux qui nous entourent 🙁 j’ai donc surtout discuté avec des femmes dans les transports en commun…
Merci beaucoup de ton commentaire. Oui la peur du harcèlement nous crispe et c’est parfaitement normal, l’espace public nous est souvent hostile. Pas facile de s’ouvrir dans ces conditions.
Juste un doux merci pour ce joli texte …
J’adore! ça donne envie de s’y remettre…